Extrait du carnet de guerre d’Antonin GODARD (1889-1961)

Soldat de 1ère classe / Soldat mitrailleur Classe 1909 96 (98?) 16 le 6458 du 140 ème régiment d'infanterie.

Son carnet de guerre commence le 11 novembre 1914. Départ de Grenoble vers 18 heures il a 25 ans.

Il se termine le 25 décembre 1915. Il sera grièvement blessé le 18/03/1916 à Douaumont (55).

Ce qui suit se passe à LIHONS 27 janvier 1915.

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« Guerre ! Chose bien horrible à part les actes de courage, de sang froid, d'abnégation qui rehaussent l'humanité, le reste n'est que pour la diminuer, l'avilir.

La vue de cette boucherie humaine, de ce carnage d'hommes, de cette hécatombe d'êtres qui par leur intelligence, leur cœur auraient pu grandir la vie humaine, on sent parfois la nausée du découragement vous saisir, vous étreindre et vous étouffer.

Après tout c'est un devoir de défense personnelle contre un agresseur qui met tout son savoir à vous détruire qui, si vous ne l'abattez pas le premier ne vous fera pas grâce de votre générosité, de votre amour qui en ce moment doit être exclusivement réservé pour ceux qui vous sont unis par le sang, l'amitié, pour ceux qui forment la patrie.

Mais quand par devoir vous tournez vos armes contre un des vôtres, alors on sent tout le fardeau du devoir et un germe du désir de la mort.

C'est dans ce triste tableau qu'aujourd'hui nous devons figurer. Un des nôtres doit être fusillé.

Les raisons ne me regardent pas. Je ne cherche pas à les connaître. Je suis simple spectateur et à cette feuille je lègue mes impressions.

L 'infortuné n'a pas trahi son pays, il a été jugé et condamné hier au soir par le Conseil de Guerre.

Face au mur démantelé d'une église, qu'entourent les vestiges d'un siège acharné : 14 hommes forment le peloton d'exécution.

La rue et tous les abords sont gardés par une compagnie, arme au clair.

En attendant l'arrivée de la victime, chacun s'attriste et se met à rêver au sinistre tableau qui bientôt va se dérouler.

Ceux qui sont désignés pour l’exécution de la sentence sont dominés, enveloppés par l'abattement.

Avec une sincérité qu'on ne peut comprendre, qu’après avoir été témoin de pareilles scènes, tous soupirent après la mort ; ils demandent qu'une marmite vienne les débarrasser de semblable tâche.

C'est une vie qu'on voudrait conserver car on sent cet être capable de rendre des services à mère la France.

Tuer un Français pour affaires mesquines de discipline !

Là, à 400 m des Boches n'est-ce pas écœurant ?

Combien ont murmuré : « Je ne tire pas … Je vise à côté » tous.

Mais marchant sur leur cœur, ils ont compris que pour éviter toute souffrance, il fallait toucher le cœur, la tête.

Le coupable s'avance escorté, accompagné de son confesseur et de son avocat. Il arrive.

Pendant qu'on lit la sentence, je lui bande les yeux et le fait mettre à genoux.

Quelle image !

Un coupable dans l'attitude du pardon qu'il semble demander et pour toute réponse au signal d'un sabre qui s'abaisse, 12 coups de fusil se déchargent sur lui ! Quelle ironie !…

Comment a-t-on pu trouver un rituel semblable ! …

C'est à crier qu'ici-bas c'est désordre, épreuves, injustices.

Le coup de grâce est tombé et après un salut à la victime nous regagnons notre cantonnement le cœur gros.

Pendant quelques heures nous restons inabordables.

C'est un coup de théâtre qui n'a pas ses précédents dans tous les autres jours de la campagne.

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* Marmite : Dans l’argot des combattants, désignation des projectiles allemands par les soldats français.

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