Extrait de "Mobilisation et premiers jours de guerre-Souvenirs d'un Chambérien anonyme"

paru dans le Bulletin n°38 Année 1999 de la "Société des Amis du Vieux Chambéry"

Les archives d'Henry PLANCHE ( homme de lettres Savoyard) recèlent le document suivant :

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14 août- Nous attendons tous le départ. Après avoir mangé en ville, nous avons fait un petit concert où j'ai participé.

15 août - En route pour la gare. II est 10 h et nous ne sommes pas encore partis ; la Brigade est au complet dans un wagon de 3e classe... Le train siffle et en route pour la frontière. Que c'est long, à toutes les gares on s'arrête, on en profite pour décorer le train. Vite, l'on descend et l'on cueille toutes sortes de fleurs. Au bout de quatre gares, c'est un joli coup d'oeil, tout le train est pavoisé, chamarré de branches, de fleurs multicolores et de petits drapeaux.

Arrivons à Chambéry : on entonne la Marseillaise et les Allobroges. Que de monde sur le quai : tous les parents sont là pour embrasser une dernière fois leurs chers enfants. C'était vraiment touchant. Étreintes de mères et d'épouses. Les jeunes filles de la Croix Rouge en profitent. Encore un dernier baiser et le sifflet strident de la locomotive retentit, arrachant les mamans de leur fils.

Passons au pont de Saint-Ombre, je salue avec respect le clocher qui m’a vu naître. Arrivons à Aix-les-Bains où de gentilles jeunes filles de la Croix Rouge font des distributions de toutes sortes, tabac, cigarettes, sirops etc. Quel enthousiasme lorsque le train s'est mis en marche : on ne voyait que de bonnes petites mains qui nous envoyaient des baisers.

Nous arrivons à Besançon à 6 h, la ville du grand Hugo, après une nuit assez pénible. Nous sommes dirigés sur Belfort ; nous passons cette ville, tous les soldats sont penchés aux portières pour voir le fameux Lion. On nous arrête à Vaugeancourt, à 23 km de Belfort et à 20 km de la frontière.

 

16 août - Sommes exténués avec un chargement très fort. On nous envoie à Froidefontaine à 21 km du débarquement. La pluie ne cesse de tomber: nous ne sommes pas très loin de l'ennemi, on commence à sentir que nous sommes en guerre. Dîner ; de la boule mouillée avec une boîte de singe pour deux et c'est tout.

 

17 août.-. J'ai passé une très bonne nuit sur du blé non battu, il pleut toujours, nous partons à 5 h, le jus n'est pas fait, on se contente d'un quart d'eau tiède couleur café. Nous arrivons à Grosne tout près de la frontière. On entend le canon d'assez loin, l'on dirait que nous sommes en manoeuvres. On vient d’alléger nos sacs ce qui fait prévoir une bataille imminente.

 

18 août - Réveil à 1 h du malin pour partir à 4 heures ! Nous venons de traverser la  frontière alsacienne, l'avons passée à 8h avec une grande émotion, quelle joie! Le poteau frontière a été arraché. Ici la campagne a été ravagée par les obus, on s'est battu il y a quelques jours. On rencontre beaucoup de fusils et de chargeurs allemands, quelques tombes de chaque côté de la route. Plusieurs maisons sont éventrées par des obus, d'autres brûlées.

Nous arrivons à Dannemarie ou Darmerkirsch, assez gros village: il a été abandonné précipitamment par les Boches, cela se voit par des ouvrages laissés intacts. Quelle surprise nous venons d’avoir : un train bien français avec le drapeau tricolore sur la machine passe en sifflant. La Compagnie est aux avants-postes ; nous relevons le 371e, ceux qui sont entrés les premiers à Mulhouse.

19 août - Départ à 4 heures. Après quelques heures de marche, on commence à entendre le canon, nous sommes près de Mulhouse, nous marchons toujours le canon fait rage. On aperçoit au loin les premiers faubourgs de la grande ville alsacienne. Des maisons brûlent, une épaisse fumée s'élève de la ville. Nous prenons vite une marche de combat, section à 60 pas les uns des autres et nous allons occuper un petit plateau à 1 ou 2 km devant Mulhouse.

Nous arrivons derrière une haie où nous faisons halte, on mange un morceau. Quelques balles commencent à siffler mais elles passent très haut. Le 280, je crois, est en bas, à notre gauche. Nous avançons prudemment jusqu’au bout de cette haie. De là, on distingue un champ d'avoine très en pente ; plus bas, une route qui conduit à un village ; du côté opposé, la pente également, des champs de blé et un bois... De la haie pour aller dans ce champ d’avoine, on se met deux par deux, pas de gymnastique et en avant! Les balles sifflent à nos oreilles, mon camarade de combat, un bon petit de la campagne est frappé d'une balle. Avec l’élan qu'il avait et l’inclinaison de la pente, il fait une pirouette et tombe raide mort. Crénom ! que je me dis, c'est pour de bon.

Après un bond de 50 mètres, on se tapit dans ce sacré champ. D’où nous sommes on ne peut apercevoir l'ennemi. Encore un autre bond un peu plus loin et me voilà arrêté en plein champ découvert à côté d'un cerisier. Les balles continuent leur danse folle, des copains arrivent, arrivent et bientôt nous voilà presque tous massés derrière cet arbre qui va devenir un point très dangereux pouvant se repérer très facilement. Dans trois minutes, les mitrailleuses boches vont cracher: il faut s'échelonner plus loin en rampant.

Je me détache de l'arbre d’une cinquantaine de mètres. Une minute après, voici les mitrailleuses qui se mettent de la partie. Elles font un tir fauchant allant de droite à gauche et inversement. On entend très bien les balles passer sur nos têtes, s'éloigner puis revenir, se reéloigner de nouveau, une danse pendant deux heures comme ça. Les épis d’avoine sont décapités, ils tirent un peu haut; heureusement, s’ils allaient baisser leur tir d'1/4 de mille, avec la distance il n’en resterait plus un de nous... Un copain à côté de moi ne pouvant plus tenir la position pénible où nous étions veut ramener son sac, il relève la tête. Paf une balle en plein front, il n’a pas rebougé. Mon sac qui est devant moi où il y avait une boule attachée avec un lacet de soulier fiche le camp et descend la côte, le cordon vient d'être coupé par une balle. On n’en mène pas large. Le premier qui a le malheur de se relever un peu est décapité de suite. Aussi, reste-t-on le nez collé dans la terre. L’eau ruisselle sur nos figures, tant nous avons la fièvre et impossible de tirer un coup de fusil.

Enfin les mitrailleuses cessent. Des bruits confus m'arrivent, un clairon sonne «Cessez le feu», il parait que l’on se confond et que l'on se tire dessus. J’entends ensuite sonner la charge par quelques clairons... On met baïonnette au canon et l’on attend. Pas d’ordres, rien; le Capitaine est tombé. On ne voit rien. Charger, où?

Tout de même, je voudrais bien tirer quelques coups de fusils. Je reviens vers le cerisier un sergent a une lunette, je perçois à 1000 ou 1100 mètres des lignes de tirailleurs. «Regarde si ce sont des boches». Il me dit que oui, d'autres disent non ! Ce sont les nôtres. «Passe ta lunette au copain pour être plus sûr». Le copain regarde et affirme que ce sont des boches. Enfin je tire un paquet de cartouches et bien ajustées, je suis sûr d’en avoir épinglé quelques-uns. Le lendemain, on m'a dit que j'avais tiré sur les nôtres. Quel remord j'avais eu plus tard ; on m’a ensuite affirmé que c'était bien les pruscos.

Les balles sifflent toujours les mitrailleuses ont dû se déplacer pour tirer sur le 1e Bataillon qui est à notre droite. Pendant un moment, le Bataillon nous a tiré dessus! On recevait des balles de tous les côtés. Après la première charge, une autre charge que l’on entend de très loin puis une troisième et enfin la retraite, le sauve-qui-peut. Je rampe jusqu'au premier bond que nous avions fait avant et je me retrouve avec l’ami Tetaz, il ruisselait le pauvre. Un lièvre est tué à côté de moi, je n'ai guère l'envie de l'emporter: Comment va-t-on se tirer de là ?

II faut marcher à découvert encore 2 à 300 mètres avant d’atteindre le bois. Je me lève sac au dos et détale de toutes mes jambes. C'est une fuite désordonnée, chefs, soldats, pêle-mêle, tout çà courent. Je tombe deux fois, enfin j’arrive dans le bois où les balles sifflent encore, là je m'aperçois que j'ai encore baïonnette au canon. Du bois à la route, c’est encore à découvert. Les balles sifflent de toutes parts. Comment suis-je épargné ? Je n'en sais rien. Je me trouve sur la route qui va à Mulhouse sain et sauf, à côté de la Croix-Rouge Française qui se trouve dans le petit village de Zillisheim. Je tombe sur un tas de fumier avec Vallet que j'ai retrouvé enterré, ne pouvant plus parler. J'avale un demi-flacon d'alcool de menthe pur, ce qui me fait un grand bien.

Le régiment se reforme tant bien que mal et l’on continue à battre eu retraite pendant que notre régiment de réserve arrête les boches ainsi que l'artillerie qui vient d'arriver malheureusement trop tard car si l'on avait été soutenu par elle on aurait enlevé les tranchées hoches compte rien.

On bat en retraite un peu plus en ordre. Les obus allemands passent au-dessus de nos têtes, c'est très long. Enfin, après 3 heures de marche sans pause, on arrive à Obersjechbrach. Quel vide dans le régiment mais il y a moins de mal que l'on ne croyait tout d'abord. Beaucoup s'en sont allés .jusqu'à Belfort et le lendemain et surlendemain il en arrive de tous côtés, gens que l'on croyait morts ou blessés.

De la joyeuse Brigade, deux manquent à l'appel : c'est le pauvre Labiche que l'on m'a dit sérieusement touché et Curtet qui a deux balles dans la cuisse par un éclat d'obus. Dans notre Compagnie, il n'y a plus de Capitaine ni Lieutenant, qu'un Sous-Lieutenant qui prend le commandement. Des Chambériens manquent : Goddard, Bauer, le pauvre Abel et beaucoup d'autres.

Que de scènes horribles j'ai vues! Ah! si l'on avait attendu l'artillerie, tout cela ne serait pas arrivé. Notre Compagnie entre autres a eu beaucoup de mal. On s'est fait tuer sans pouvoir riposter c'est ce qu'il y a de plus terrible mais parait-il, nous avions mission spéciale et avoir tenu pendant plus de 6 heures en face de l'ennemi a permis à d'autres régiments d'avancer ; mais on aurait pu se faire cigouiller moins bêtement si l'artillerie avait été là, car je peux dire que nous avons été braves ...

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