De Mars à Décembre 1917
NEUF MOIS DANS LES HÔPITAUX
FRANÇAIS
RÉCIT D’UN BLESSÉ
(Repli allemand)
D’après
les notes du caporal Paul TH., 7e Cie, 140e
R.I.,
27e D.I., Barthélemy, 14e
C.A., Marjoulet, IIIe A., Humbert.
Le 17 mars, nous sortons des lignes d’Armancourt et trouvons les tranchées allemandes évacuées ; nous avançons avec prudence, craignant un piège ; mais non, il n’y a plus d’ennemis devant nous ; les Allemands sont en retraite, ils se sont esquivés pendant la nuit sans que nous nous en doutions.
Nous les poursuivons dans la direction du nord-est ; la contrée que nous traversons est ravagée, les villages sont encore en flammes pour la plupart, les arbres fruitiers eux-mêmes sont abattus ; cette destruction sauvage et systématique nous transporte de fureur.
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19 mars. - Le 19, dans la nuit, nous pénétrons dans Ham ; nous y retrouvons quelques habitants que les Boches avaient enfermés dans l’église et qui viennent d’être délivrés par les camarades qui nous précèdent.
La petite ville est en grande partie détruite, le château a sauté, ainsi que la gare et le pont du chemin de fer ; tous les carrefours sont creusés d’entonnoirs impressionnants, de la même largeur que la route, les maisons avoisinantes gisent en morceaux au fond de ces trous.
Nous cantonnons dans une usine intacte située au bord du canal en dehors de la ville ; c’est là qu’étaient installées les douches de l’armée allemande. Nous y dormons sur le ciment, roulés dans nos couvertures. Le ravitaillement n’a pu nous suivre, les routes sont coupées, il n’y a pas de distribution ; nous serrons nos ceintures en philosophes que nous sommes devenus.
20 mars. - Le 20 mars, au petit jour, nous repartons vers l’est en suivant la voie du chemin de fer ; les rails sont brisés tous les cinq mètres, la poudre a fait son œuvre.
Il y a de nombreux arrêts dans la marche ; nous sommes en réserve, les coloniaux nous précèdent, l’ennemi ne réagit que faiblement ; au lointain, quelques coups de canon et quelques crépitements de mitrailleuses se font entendre.
Les mitrailleurs boches résistent jusqu’à la dernière minute, ils sont en motocycles et ne démarrent à toute vitesse que quand ils se voient menacés d’encerclement.
Vers le soir, nous parvenons dans un village qui brûle encore, ce doit être Ollezy ; beaucoup de maisons en flammes sont marquées bizarrement de croix et de cercles peints en blanc, signes incompréhensibles pour nous. A la sortie du village, une ferme isolée et brûlée nous est désignée comme « cantonnement ».
Nos mitrailleurs ont l’idée saugrenue d’attacher leurs mulets à un mur calciné et peu solide, les mulets tirent sur leurs licous et le mur s’écroule sur eux : sept mulets sont écrabouillés.
Le vétérinaire s’amène, il n’y a rien à faire, les animaux sont perdus. Comme nous n’avons toujours rien à bouffer, nous sommes autorisés à dépecer les mulets ; les cuistots du bataillon se livrent à cette opération sanglante et se partagent les meilleurs morceaux. Pour faire griller la viande, ils n’ont nul besoin d’allumer les roulantes : ils la font rôtir sur les braises ardentes des foyers d’incendie ; c’est très commode, il y a du feu partout.
Dans la cour de notre ferme brûlée, nous découvrons tout à coup un assez grand nombre de petites pommes de terre dédaignées par les Allemands ; nous les ramassons précieusement une par une ; elles sont emportées à la rivière pour y être lavées. Dans le jus de mulet on jette ces pommes de terre, sans les éplucher naturellement ; elles sont si petites que, si on les épluchait, il n’en resterait rien.
Et voilà notre souper d’Ollezy : du mulet et des patates, grosses comme des billes, dont les Boches n’ont pas voulu.
Nous couchons dans un grenier presque intact, poussiéreux et sans un brin de paille. Nous ne recevons ni pain, ni pinard ; derrière nous les grands arbres bordant les routes y sont couchés en travers, les convois ne peuvent nous suivre, l’artillerie légère passe à travers champs, la lourde est embouteillée.
21 mars. - Le 21, au matin, départ pour Saint-Simon ; nous n’y arrivons que le soir après de nombreuses pauses ; nous traversons la Somme et son canal sur un pont de bateaux qui a déjà été détruit plusieurs fois par l’artillerie allemande et rétabli chaque fois par le Génie ; il n’est fait que de pièces et de morceaux.
Notre bataillon est désigné pour les avant-postes et la 7e compagnie pour les extrêmes avant-postes ; c’est à notre tour de prendre contact avec ces messieurs.
Il n’y a toujours pas de ravitaillement, sauf du pinard, qui vient d’arriver jusque là je ne sais trop comment.
A Saint-Simon, pas un civil ; le village n’est pas totalement détruit, toutefois l’église et son clocher sont écroulés en travers du chemin.
Nous partons pour la ferme de la Motte à la tombée de la nuit ; nous traversons Avesne détruit, la compagnie de mitrailleuses s’y retranche dans le cimetière.
Nous laissons notre deuxième peloton à mi-chemin entre Avesne et la Motte, comme soutien, et nous, premier peloton, occupons le pourtour de la ferme : c’est un quadrilatère entouré de hautes murailles comme une forteresse. Nous ne pénétrons ni dans les bâtiments, ni même dans la vaste cour, tout cela est vide et a été exploré par les coloniaux que nous relevons et qui s’éclipsent aussitôt après nous avoir passé les consignes.
Nous creusons des trous d’hommes au pied des murs sur la face est. Il est neuf heures du soir ; le lieutenant Manicassi envoie des patrouilles en liaison avec les Anglais qui doivent être à notre droite, vers Clastres, amalgamés avec les éléments du 75e R.I. ; nos patrouilles cherchent en vain la liaison et sont obligées de rentrer sans avoir rien vu ; nous sommes tout simplement en l’air. Nous postons des guetteurs en avant et nous passons la nuit dans nos trous sous nos toiles de tente. Vers six heures, au petit jour, un avion boche vient survoler la ferme, lance une fusée, puis disparaît.
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22 mars. - Aussitôt après, les Allemands nous arrosent avec du 77 fusant ; on s’en fout. Ensuite, ils nous expédient du 150 percutant, mais les coups sont trop courts, leurs marmites tombent dans un bois qui est à 100 mètres à l’est de la ferme ; nos guetteurs l’évacuent. Maintenant, ils peuvent bombarder, nous n’y voyons aucun inconvénient.
Il est bientôt huit heures ; ce marmitage dure vingt minutes sans atteindre personne, puis il cesse ; un léger brouillard s’est formé ; le lieutenant me désigne pour aller, avec quatre volontaires, reconnaître le terrain en avant.
« Ne vous en faîtes pas, nous dit-il, il y a des chasseurs cyclistes et des dragons qui patrouillent devant nous ».
Bon, tout va bien ; nous partons vers le nord, entre Artemps et Clastres, dans une vaste plaine en friche, couverte de hautes herbes sèches dans lesquelles nous disparaissons parfois jusqu’aux épaules. Nous marchons debout, l’arme à la main, en nous frayant un passage à travers les herbes ; nous obliquons un peu sur la gauche et faisons ainsi deux cents mètres sans apercevoir aucun indice que cette brousse soit habitée par l’ennemi.
Alors, nous nous disposons à rentrer en faisant un crochet sur la droite, vers Clastres.
A peine avons-nous obliqué dans cette direction qu’un tir de mitrailleuse se déclenche derrière nous. Il y a aussi des fusils-mitrailleurs. Les Boches sont invisibles dans les herbes ; ils nous voient et nous ne pouvons les voir. Aux sifflements de leurs balles, nous nous couchons ; personne n’est atteint, le tir cesse ; alors j’exécute un premier bond en direction de la ferme ; aussitôt les fusiliers-mitrailleurs ennemis décollent avec leurs mitraillettes et nous poursuivent en tirant, l’arme au côté. Cette fois, nous sommes atteints.
Je reçois une balle au poignet droit : je ressens un choc, mon fusil m’échappe et je m’aperçois que mon avant-bras est fracassé, il est perforé en diagonale, les os sont broyés. Un de mes camarades est blessé, lui aussi, à la main, mais en séton ; sa blessure est moins grave.
Nous continuons à courir vers la ferme en faisant des zigzags afin d’éviter que les mitrailleurs nous ajustent.
Tout à coup, à notre droite, une centaine de Fridolins jaillissent d’un élément de tranchée que nous n’avons pas découvert tout à l’heure et s’avancent pour attaquer la ferme ; ils ne sont armés que de leurs fusils.
Juste à cet instant nous rejoignons les camarades. Je rends compte au lieutenant ; du reste, le peloton est déjà alerté, la première section tire sur les Fritz pendant que la deuxième se replie ; les Boches avancent par bonds en criant : « Hourrah ! » La deuxième section soutient à son tour la première par son feu, celle-ci se replie également et la ferme de la Motte retombe aux mains des Allemands.
J’ignore la suite du combat.
Nous sommes plusieurs blessés qui regagnons ensemble Saint-Simon, (par Avesne, où il y a le poste de secours du bataillon).
A la lisière du village, des 77 percutants éclatent sur la route devant nous, des camarades sont blessés à nouveau. Nous passons entre deux salves. Le poste est installé dans une maison à peu près intacte. J’ai perdu beaucoup de sang pendant le trajet de deux kilomètres que nous venons de faire ; j’avais cependant enveloppé mon poignet, mais le sang a traversé le bandage. Pendant que l’on me fait un pansement provisoire, je tombe dans les pommes.
Au bout d’un moment, je reviens à moi et nous repartons cette fois pour Saint-Simon ; la marche me fait du bien. Au château, nous trouvons le commandant avec sa liaison ; ils sont en train de s’équiper à la hâte ; il nous demande des détails ; nous le mettons au courant et lui annonçons la perte de la ferme. de la Motte.
Alors, il nous dit : « Partez, traversez vite le pont de bateaux avant que les Boches ne se remettent à le marmiter ».
Nous filons tous et traversons le pont sans accident. Le poste de secours du régiment, où se trouve le médecin-chef, est sur la route au delà du canal ; nous nous y rendons. Il est installé dans la cave d’une maison isolée en avant d’un village. A cet endroit, la route est un peu à contre-pente et une batterie de 75 est en position dans un champ et tire dans la direction de Clastres, malheureusement elle est à l’extrême limite de portée et ne peut songer à s’installer plus avant en raison du mauvais état du pont de bateaux.
Au poste, on commence par nous demander les renseignements indispensables pour établir nos fiches d’évacuation.
En attendant mon tour, je retombe dans les pommes... les infirmiers m’allongent sur le sol ; il y a bien quelques matelas terreux, mais ils sont occupés par des grands blessés.
Quand je reprends connaissance, on me fait avaler un peu de thé alcoolisé, ça me remonte.
A ce moment, le médecin-chef nous dit : « Mes enfants, je ne puis vous faire accompagner, je n’ai pas d’hommes disponibles ; ceux qui peuvent marcher, partez ensemble ; à quelques kilomètres d’ici, sur la route de Ham, vous trouverez un poste de brancardiers divisionnaires ; là, on vous évacuera ».
A tous risques, nous nous mettons en marche en nous soutenant mutuellement ; il y a avec nous le sous-lieutenant de ma compagnie, blessé au bras.
Bientôt nous passons sous le pont du chemin de fer et apercevons la grande route au bord de laquelle, sur la porte d’une maison, nous pouvons lire, inscrit à la craie : « Brancardiers divisionnaires ». La maison est vide, les brancardiers sont absents ; nous sommes en panne.
Tout à coup, nous voyons poindre un convoi d’autos sanitaires ; le lieutenant fait des signaux, le convoi stoppe ; toutes les voitures sont archi-bondées, il n’y reste plus une seule place libre, on ne peut nous prendre.
Alors l’officier nous dit : « Restez ici, je vais vous envoyer chercher tout à l’heure ».
Il s’assied en chien de fusil sur le marchepied et le convoi repart ; nous nous installons dans le poste des brancardiers et attendons. Trois quarts d’heure se passent, puis il nous arrive deux camionnettes ; nous nous y entassons à une quinzaine, tous blessés assis.
Ces voitures nous conduisent à l’ambulance divisionnaire de Cugny ; là on refait nos pansements et on nous injecte du sérum antitétanique : nous voilà immunisés ; il est midi.
De nouveaux renseignements nous sont demandés pour les fiches, on nous distribue du singe et du pain, puis nous nous reposons sur des sommiers boueux en attendant la nuit. D’autres autos sanitaires viennent nous chercher et nous conduisent à Ham où nous sommes reçus dans un couvent encore habité par des religieuses. Nous y couchons sur une litière de paille, dans une grande salle ; nouvelle distribution de singe et de pain, de la tisane en guise de pinard.
Mon poignet me fait horriblement mal.
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23 mars. - Dès le matin, nous sommes enlevés en camionnettes et conduits à Montdidier, à l’Hôtel-Dieu.
Cet établissement est complet partout, impossible de nous y recevoir ; néanmoins, nous restons là dans une salle d’attente assez longtemps sans qu’on s’occupe de nous, sauf, naturellement, pour nous redemander, encore une fois, les renseignements pour les fiches !
Enfin, il est décidé qu’on va nous hospitaliser à la gare d’Hargicourt-Pierrepont où il y a une ambulance et des autos chirurgicales.
De nouveau entassés dans des camionnettes, nous roulons et bientôt après nous arrivons à Hargicourt.
Les baraquements se dressent de chaque côté des voies. Nous voici au bureau des entrées : renseignements, toujours les renseignements, puis visite des médecins, examen superficiel des blessures.
Je demande au major à être envoyé à l’intérieur. « Impossible pour le moment, dit-il, on verra plus tard ».
On me conduit dans la baraque H-12 et on me couche dans un lit douteux ; j’ai la fièvre, je ne reçois rien à bouffer. Le soir arrive ; vers neuf heures, je suis déposé sur un brancard ; direction : la salle des opérations.
Dans la salle d’attente, nous sommes quelques aspirants au billard. Tout à coup, un télégramme arrive : « Ordre à l’hôpital chirurgical de faire mouvement et de se transporter vers l’avant ». En conséquence, les autochirs vont démarrer immédiatement ; il n’y a plus d’opération possible. On s’apprête à nous réintégrer provisoirement dans nos plumards.
Un quart d’heure après, il arrive un nouveau télégramme ; il y a contre-ordre, le mouvement n’aura pas lieu, les Boches ne se replient plus, ils résistent.
Alors c’est à mon tour de m’étendre sur la table. A côté de moi, sur la table voisine, il y a un pauvre type le ventre ouvert et les boyaux à l’air. Ce spectacle n’est pas de nature à m’encourager.
Tout à coup, un infirmier gigantesque, un cent kilos pour le moins, s’empare de moi, me coiffe à l’improviste d’un masque à chloroforme et m’étouffe d’un seul coup. Il me maintient la main gauche d’une poigne solide, j’ai les jambes attachées, je me sens partir pour le royaume des songes.
Chose bizarre, j’entends tout ce qui se dit autour de moi ; lorsque les voix se taisent, j’entends même le tic-tac d’une pendule.
Je suis opéré sans douleur ; on m’emporte et je reviens à moi dans mon lit ; un infirmier est présent, je suis seul dans une vaste baraque.
A peine réveillé, je contemple machinalement, comme dans un rêve, le transparent en toile huilée qui est en face de mon lit, au-dessus de la porte et j’y lis : H-13. « Tiens, dis-je en moi-même, ils m’ont changé de baraque ».
J’appelle l’infirmier et je lui demande des explications. « On t’a mis là, dit-il, pour que tu sois plus tranquille, mais tu ne seras pas longtemps seul, il en viendra d’autres ».
Au bout d’un moment, je tâte à la tête de mon lit où j’avais fait déposer mes musettes et une belle paire de leggins fauves, presque neufs ; je constate qu’il n’y a plus rien et me rappelle que j’ai changé de lit. J’invective l’infirmier et lui intime l’ordre d’aller me chercher immédiatement mon barda ; il refuse doucement, disant que tout a été déposé au vestiaire et que je n’ai pas le droit de rien avoir avec moi. Je suis furieux.
« Ah! c’est comme ça ! lui crie-je, ah ! tu ne veux pas aller me les chercher, mes musettes ? eh bien! je vais y aller moi-même ! »
Je m’agite et j’essaye, en vain, de sauter de mon lit ; j’en suis bien incapable, mais la colère et la fièvre me donnent des forces et l’infirmier, en me voyant dans cet état de surexcitation, me calme en me disant qu’il va aller me chercher mon bien.
Deux minutes après, il revient avec mon barda et je lui fais placer le tout derrière mon polochon. Je suis calmé et je le remercie de sa complaisance.
Bientôt après on commence à apporter des blessés, la baraque se garnit peu à peu et la nuit se passe dans l’agitation.
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24 mars. - Dès le matin, il nous arrive une infirmière, une grande et forte fille d’une trentaine d’années, un vrai cuirassier. Elle commence par prendre nos températures ; j’ai 40, 3, résultat : la diète.
Après la visite et quand le major a disparu, j’appelle la belle infirmière et lui demande, en douce, si elle ne pourrait pas, par hasard, me procurer un œuf.
« Ah ! grands dieux ! vous n’y pensez pas ! » Rien à faire. Je n’ai droit qu’au bouillon et au lait. Triste perspective !
Pendant cinq mortels jours je demeure dans cette situation.
Le premier jour, notre cuirassière m’apporte du lait condensé ; il me répugne, je le refuse ; elle m’apporte alors du bouillon, c’est du «Kub», il me dégoûte, je le refuse aussi ; alors, pour tout potage, elle m’abreuve désormais de tisane des quatre fleurs. Ah ! quelle nourriture ! Dans l’intervalle, je suis retourné sur le billard et mon pansement a été renouvelé.
Le 27 mars, le sergent-infirmier m’annonce que ma place est retenue dans le train sanitaire ; l’infirmière pousse les hauts cris et refuse de me. laisser partir : j’ai trop de fièvre et je risque de mourir en route.
Aussitôt une violente dispute éclate entre elle et le sergent ; celui-ci soutient que je peux partir et que je partirai. L’infirmière a beau protester. « C’est moi qui commande ici, dit-il, il partira ! »
Naturellement personne ne me demande mon avis, mais il est conforme à celui du sergent ; je suis heureux de partir, malgré les risques ; j’en ai marre de rester là, nous sommes dans la saleté, les draps sont malpropres, les lits sont pleins de poux !
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28 mars. - C’est le sergent qui l’emporte, on nous emballe dans le train.
On m’allonge sur un brancard avec mon précieux barda qui ne m’a pas quitté ; en plus, j’ai un ballot contenant : une paire de croquenots dégueulasses, une veste de colonial, un pantalon d’artilleur et un calot quelconque, le tout de rebut et superusagé.
Ces « effets » doivent nous accompagner, c’est le règlement ; l’important est qu’ils soient représentés, peu importe leur état de vétusté.
Le train sanitaire file sur Amiens. A notre arrivée, avant midi, mon brancard est suspendu dans une auto sanitaire anglaise conduite par une charmante miss volontaire. Nous roulons à petite vitesse et nous allons à l’hôpital n° 30, dit « des Sports ».
C’est un hôpital de campagne qui a été édifié sur l’ancien terrain des sports, de là son nom. L’installation en a été faite en 1916, lors de l’offensive de la Somme ; les baraquements sont vastes et confortables, ils ont doubles parois ; les lits et les tables de nuit sont laqués blanc, ça fait riche et le tout est d’une grande propreté. Le matériel doit être anglais, mais le personnel est français. Il y a, dans chaque salle, une infirmière de l’Union des Femmes de France, U. F. F., Croix-Rouge. Encore le bureau des entrées... nouveau déballage de renseignements : religion ? personne à prévenir en cas d’accident ? etc... - Quelle barbe !...
On m’installe d’abord dans une baraque où nous ne sommes que quelques-uns. Arrive une infirmière bénévole d’Amiens, une vieille rombière ; elle commence par m’offrir de me tirer les cartes ! Je refuse carrément et obstinément, elle m’embête. Alors elle prend ma température : 39,8. Le toubib survient, il m’examine et me colle au bouillon de bœuf et au lait de vache.
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Le 29, je change de baraque et d’infirmière, j’atterris dans une salle bondée. Le 30, je remonte sur le billard ; je suis chloroformé, nouvelle opération : résection du carpe. Après cette séance, je change encore de baraque et d’infirmière. Celle-ci, je me rappelle son nom : Mademoiselle Lapeyre ; elle venait du Maroc où elle avait assisté à diverses affaires, entre autres à la prise d’Oudja.
Il y a, à côté de moi, un Sénégalais qui ne veut pas y croire ; alors, elle lui apporte, dans une boîte, toute sa batterie de cuisine du Maroc ; elle étale les médailles sur son lit. Comme il est allé lui-même dans ces parages, il les reconnaît et rit de toutes ses dents. Cette fois, il y croit.
Quand on me rapporte de la salle d’opérations, Mlle Lapeyre veut me prendre seule pour me replacer sur mon lit. Je refuse, car je n’ai pas très confiance dans la force de ses muscles. Elle proteste et prétend qu’elle peut me porter seule; mais j’insiste pour que les deux brancardiers me déplacent. Elle en est fâchée.
Le soir, à neuf heures, elle s’en va après m’avoir demandé froidement si je n’ai besoin de rien.
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Dans la nuit du 30 au 31, mon poignet me fait un tel mal qu’au lieu de rester stoïquement immobile, je ne puis m’empêcher de remuer et de déplacer mon bras. Une hémorragie se déclare. On va chercher le major ; il vient, m’examine, me dit qu’il n’y peut rien, me refait un nouveau pansement par-dessus le premier qui ne doit être ouvert que dans deux jours et ajoute que, si je continue à remuer, je mourrai sûrement et infailliblement.
Désormais, je n’ose plus bouger, mais ma blessure me fait un mal horrible. Je ne puis fermer l’œil et je me figure qu’on m’a amputé de la main droite.
Je réussis cependant, en tâtant avec la gauche, à me rendre compte que j’ai encore des doigts et je suis un peu plus tranquille.
Le 31 au matin, Mlle Lapeyre arrive et voit tous ses blessés ; elle n’est plus fâchée, elle est sans rancune.
Le major passe, le chirurgien Lavoig, de Caen ; il cherche gentiment à me bourrer le crâne en me disant que j’ai très bonne mine et que j’ai passé une excellente nuit. Il va fort...
Dorénavant, nous sommes tous soumis au traitement spécial du Docteur Carrel : nous avons, suspendue à la tête de nos lits, une grosse boule de verre contenant je ne sais quelle mixture composée, paraît-il, de permanganate, de chlore et d’un dérivé de la chaux. Ce liquide porte le nom de son inventeur : Dacquin. Il est d’une limpidité extrême. Dans chaque pansement, il y a des drains qui ressortent et on nous injecte de ce puissant antiseptique, par la pression, au moyen d’un tuyau souple qui s’ajuste dans le drain ; le pus se trouve ainsi chassé dans l’épaisseur du pansement et la plaie est désinfectée en permanence.
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A partir du 1er avril 1917, je suis ce traitement pendant trente jours. Chaque jour des copains tournent de l’œil. A la longue, je commence à la trouver amère ; ma plaie est brûlée par le « Dacquin ». Une nuit, l’infirmière revient pour m’en injecter encore... Cette fois, je refuse, je m’emporte et menace de démolir mon pansement. Elle appelle le médecin, il s’amène et je l’adjure de ne plus me faire passer au « Dacquin », que je ne peux plus le supporter.
« C’est bon, dit-il, puisque ça va mieux, on ne continuera pas ».
Pendant toute cette période je passe tous les matins au pansement sur le billard.
Nous sommes très bien nourris, même suralimentés. Le matin, à sept heures, café au lait avec du pain, puis cinquante grammes de viande crue hachée dans du potage ; à midi, un bifteck, ou une côtelette grillée, purée de pommes de terre ou de pois, confitures, un quart de vin, du pain à discrétion ; à quatorze heures, chocolat ; à dix-sept heures, potage au jus de viande, deux œufs à la coque, confitures, pain ; à vingt et une heures, breuvage fortifiant et tonique, mélange de rhum et de sirop, très bon et très sucré.
Il faut vous dire que les pommes de terre sont si rares à cette saison, que seuls les grands blessés en reçoivent comme nourriture ; les infirmières elles-mêmes n’y ont pas droit.
Nous voici en mai ; je commence à me lever et à marcher en me tenant après les lits. Mon voisin, le Sénégalais, qui a reçu une balle dans le bras, blessure en séton et peu grave, est chargé de me veiller pendant la nuit.
Il me rassure d’avance en me répétant : « Ti dormî, si ti tombe, ti tombe pas ! »
Petit à petit, je me tiens debout, quoique j’aie mal dans les jambes et sois atteint de tremblement.
Enfin, je sors dans la cour où je me promène, soutenu par le brave noir.
Bientôt je demande au major la permission de sortir en ville sous prétexte de visiter la cathédrale ; il refuse, me disant que je ne suis pas encore assez solide.
Au bout de quelques jours, Mlle Lapeyre obtient qu’il m’accorde cette faveur et je suis autorisé à sortir avec quelques camarades.
Amiens est occupée par l’armée britannique ; on n’y rencontre que des policemen anglais, des soldats anglais, australiens, canadiens, irlandais, écossais et même des Hindous.
Enfin le major m’annonce un beau matin que je vais être évacué à l’intérieur. Je le remercie de ses bons soins et de la bonne nouvelle. Nous sommes là quelques-uns qui ne demandons qu’à nous en aller, car les avions boches viennent souvent bombarder Amiens et ils pourraient, sans le faire exprès, atteindre l’hôpital. Un accident est si vite arrivé...
Mon Sénégalais me fait ses adieux : « Ti guéri, dit-il, y a bon, ti bientôt permission ; moi y a pas bon, pas permission, Sénégal trop loin ».
Je dis adieu à Mlle Lapeyre. Les miss de la Croix-Rouge anglaise nous conduisent à la gare dans leurs petites autos. On nous installe dans des wagons-couchettes - quel luxe ! - et nous filons.
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Partis le matin d’Amiens, nous arrivons à Vitré le lendemain au jour. Nous avons roulé pendant une vingtaine d’heures sans aucune fatigue, nourris et soignés comme des millionnaires. Des autos nous conduisent à l’hôpital temporaire installé dans le collège de Vitré, à cinq cents mètres de la gare ; il est assez bien aménagé. Nous sommes soignés par des infirmières de la Société de secours aux blessés militaires (S. B. M.).
Nos infirmiers sont des Annamites ne comprenant pas un mot de français ; ils ont des noms impossibles à prononcer ; nous ne les désignons que par des numéros, ils y sont habitués.
Un seul médecin civil s’occupe de l’hôpital mixte et de notre hôpital temporaire.
Nous sommes libres comme l’air. Nous sortons comme bon nous semble. Malheureusement cette vie charmante ne dure que trois semaines. Après ce temps, M. le Maire de Vitré obtient que notre hôpital soit désaffecté et redevienne collège destiné à recevoir des jeunes Serbes pour y être instruits à la française.
On nous met à la porte et M. le Maire reçoit une décoration du royaume de Serbie...
Vers fin mai, nous nous installons à l’hôpital mixte. Fini de rire, fini de vadrouiller en ville, plus moyen de sortir. Nous sommes impitoyablement vissés, sauf de quatorze à dix-sept heures le jeudi et le dimanche. Ce n’est pas folichon...
A mesure que notre nombre diminue par suite des départs, on nous fait changer de salle. Je séjourne ainsi dans toutes les salles de la boîte. Dans la dernière, j’ai le plaisir de retrouver un copain du 140e qui a une jambe dans le plâtre.
Comme il ne peut bouger de son lit et qu’il adore le pinard, je vais lui en acheter chez le concierge. Il est rigoureusement interdit d’introduire du vin dans l’établissement, mais il va sans dire que le concierge en débite à volonté.
Les infirmières sont des religieuses ; elles font la prière en commun le matin, à midi et le soir. Pendant la prière, nous devons observer le plus grand silence. Pendant les repas, il est défendu de parler. Nous sommes tenus trop sévèrement.
En outre, je suis au plus mal avec le docteur. Je suis sorti en ville sans permission ; il m’a pincé et m’a collé une punition à subir après ma rentrée au dépôt (il est bon d’ajouter que cette punition ne fut jamais portée).
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Je reste à Vitré jusqu’en août, puis je suis envoyé en convalo chez moi, à Lyon, pour vingt-cinq jours.
Deux jours après mon arrivée à la maison, ma blessure se rouvre ; je suis obligé de me rendre à Desgenettes pour me faire soigner. On continue le traitement et on me fait un pansement tous les deux jours.
A l’expiration de ma permission, je rejoins le dépôt, à Grenoble, où j’apprends que je suis proposé pour la médaille militaire.
En arrivant, un vieil adjudant veut m’embaucher pour me faire faire du service, mais je commence d’abord par passer la visite et le major déclare que je suis loin d’être guéri ; il m’envoie devant le médecin de secteur qui m’hospitalise aussitôt et me fait diriger sur le Centre d’Uriage.
J’y reste deux mois à mener la vie de château dans les grands hôtels transformés en hôpitaux ; chacun de nous a sa chambre, nous sommes nourris et soignés à la perfection.
Dans la première quinzaine de décembre 1917, je passe devant plusieurs commissions de réforme successivement ; je suis reconnu inapte définitif, considéré comme estropié sans remède, inemployable, même dans l’auxiliaire, puis réformé n° 1 avec pension.
Je rentre dans ma famille le 3 janvier 1918, et coïncidence remarquable, le jour anniversaire de ma naissance.
Ainsi pour moi finit la guerre.
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Max BARTHÉLEMY, 1914-1918. Les Combattants nivernais. Épisodes ignorés, Nevers, Imprimerie de la Nièvre, 1930 (pages 213 à 236).